Chapitre 10

Firbanks était une petite ville froide et poussiéreuse, tapie entre deux montagnes boisées. Elle n’avait qu’une seule auberge, tenue conjointement par un humain et un tchéria. Au grand regret de Ki, le tchéria s’occupait de la partie alimentation. Il n’y avait ni table ni banc, mais seulement des plateaux montés sur pieds et remplis de sable ratissé et lissé. C’est ainsi que les tchéria préféraient manger. Les invités étaient censés s’accroupir sur des paillasses à côté des plateaux pendant les repas. Ki trouvait que les plateaux étaient trop hauts si elle s’asseyait sur le sol et qu’il était trop inconfortable de rester accroupie devant. Elle avait amené une de ses couvertures qu’elle avait achetées au fabriquant de chariots, et, au défi des coutumes locales, elle la plia pour s’en faire un coussin. Un jeune tchéria du troisième sexe avait lissé au râteau sa table de sable et lui apporta de la nourriture chaude et un vin jaune. Le nez de Ki lui dit que le pain était fraîchement cuit. Elle prit plus prudemment les bouts de viande grisâtres et les légumes verts qui surnageaient dans son bol de bouillon gras. Elle plissa le front en pensant aux deux pièces de cuivre qu’elle avait payées pour cela.

Le fabriquant de chariots avait exigé presque tout l’argent qu’elle avait comme avance avant de commencer à travailler sur la roulotte. Son attelage et elle gagnaient un petit salaire, tirant des troncs du flanc de la montagne. Ce serait assez pour payer la fin de la roulotte. Ki réprima l’impatience qui montait en elle en pensant aux journées de travail et à l’attente qu’elle avait encore devant elle. Elle n’avait, se rappela-t-elle, aucun but précis. Peu importait que l’idée lui revienne régulièrement, elle n’irait pas jusqu’à Thésus. C’était déjà assez embêtant qu’elle se soit arrêtée à l’auberge des Trois Faisans pour demander des nouvelles d’un homme au visage bandé. Micket, l’aubergiste, avait été surpris par ses questions. Elle n’avait pas aimé le regard interrogateur dans ses yeux. Et il était même pire encore qu’elle ait cherché à Firbanks un fabriquant de chariots qui reconnaisse le nom de Vandien. Aller plus loin serait admettre plus qu’une simple préoccupation concernant son retour. Elle sirota le vin jaune, fronçant les sourcils devant son goût étrange.

De plus, il n’y avait aucun doute que Vandien était parti de Thésus depuis longtemps, à présent. Et si ce n’était pas le cas, il le serait d’ici que cette foutue roulotte soit finie.

La roulotte. Elle but une autre gorgée de vin, comme pour noyer cette pensée. Peu importe combien de fois elle l’avait répété au fabriquant de chariot en sueur dans sa boutique, peu importe combien de fois elle avait mesuré les distances avec ses mains, cela ne serait pas la même roulotte. Le fabriquant recommandé par Vandien avait des idées bien à lui. Il souhaitait fixer les roues différemment, de sorte qu’elles puissent être remplacées par des skis dans la neige épaisse. Il voulait faire une cabine plus grande et mettre une deuxième porte qui s’ouvrait sur le côté de la roulotte. Il insistait sur le fait qu’elle avait besoin de plus de fenêtres, et plus grandes, et d’un lit plus large. Chaque jour, Ki lui disait exactement comment la roulotte devait être. Et chaque jour, quand il lui racontait comment son travail avançait, tout avait été fait comme il l’avait suggéré. Aujourd’hui, Ki avait menacé de ne pas le payer. Il avait dit : « Alors construis-la toi-même, si tu es si difficile. » Cet artisan était impossible. Elle ne savait pas pourquoi elle traitait avec lui. Il était aussi impossible que Vandien lui-même.

Elle prit une autre gorgée de vin. Elle commençait à s’habituer à sa saveur. C’était tout ce que l’auberge avait à offrir.

Un client lui bouscula l’épaule en passant. Ki se tourna pour fusiller du regard... les genoux derrière elle. Des bottes en cuir souple étaient attachées juste sous la rotule. Les yeux de Ki remontèrent. Elle ne put pas parler.

Ses yeux, elle les reconnut. Il avait rasé toute sa barbe, exception faite d’une moustache au-dessus de sa bouche sérieuse. Ses cheveux étaient ramenés en arrière et tombaient sur ses épaules. La balafre faisait une trace pâle sur son visage hâlé. Elle lui tirait un œil de travers. Son visage et son corps s’étaient épaissis, tout à son avantage. La chemise en toile fine qui s’ouvrait sur sa gorge était propre, les sacoches qu’il portait sur l’épaule étaient en cuir neuf et assoupli. Il portait une veste curieuse avec un étrange motif bleu tissé dedans. À une main, il portait un anneau simple avec une seule pierre incrustée dessus. Une fine rapière dans un fourreau usé pendait à son côté. Il ne sourit pas quand il baissa les yeux sur elle.

La sacoche tomba sur le sol, de l’autre côté de la table de sable. Il s’assit dessus, poussant la garde de sa rapière pour faire basculer la lame hors de son chemin. Il posa un verre vide sur la table et mit une bouteille sphérique de vin jaune à côté. Il l’enfonça dans le sable avec un geste expert. Il appuya ses deux coudes dans le sable et posa son menton dessus.

— Tous les ustensiles tchéria ont des fonds ronds. Maintenant, tu sais pourquoi ils utilisent un plateau rempli de sable. Rien ne se renverse.

— Oh.

Son ton solennel la découragea.

— Tu as fini toutes tes affaires à Diblun ?

— Oui, répondit-elle en maudissant l’air sinistre qu’il arborait. J’ai livré ma cargaison.

Il hocha la tête d’un air profond pendant qu’elle parlait et se versa du vin. Il en but une longue gorgée, attendant quelque chose. Ki baissa les yeux sur son bol, sa longue chevelure retombant de part et d’autre de son visage contrit. L’impression pesante d’une occasion manquée grandit en elle.

— J’ai gardé les affaires de Sven pour toi. Je savais que tu les voudrais.

— Je n’en veux pas. Débarrasse-t’en, Van.

Son visage se fit blême et tendu. Il se leva, renversant presque la table de sable, avec le vin et le reste. La douleur noire dans ses yeux était sans équivoque, maintenant. Des humains et des tchéria se tournèrent pour regarder. Vandien se baissa pour ramasser sa sacoche en grommelant.

— Ce n’était vraiment pas nécessaire, Ki. Tu n’as qu’à me dire de partir. Je voulais seulement bien faire.

Elle se cogna les genoux dans la table basse en se levant, emplie d’une perplexité maladroite. Elle étendit les doigts d’une de ses mains et l’obligea à se poser sur l’épaule de Vandien. Elle le tira pour qu’il lui fasse face. Il avait les lèvres pincées et sa cicatrice faisait une ligne plus blanche sur son visage pâle. Sous sa main, elle sentit que la fureur parcourait son corps.

— Et je voulais seulement bien faire, expliqua-t-elle. Pourquoi le prends-tu mal ?

Il baissa les yeux sur la main posée sur son épaule. Progressivement, son souffle se ralentit et ses épaules s’abaissèrent. Il jeta un coup d’œil circulaire aux gens qui les observaient, les foudroyant du regard. Humains et tchéria reprirent soudain leurs conversations et ressaisirent leurs verres. Vandien lâcha sa sacoche à côté de la couverture pliée de Ki. Ki s’assit d’un mouvement hésitant et Vandien s’assit prudemment à côté d’elle.

— Chez les miens..., entama-t-il avec une voix teintée de regret.

Il s’interrompit puis se reprit :

— Chez ceux avec qui j’ai eu à faire ces derniers jours, raccourcir le nom d’un homme est la pire des insultes. C’est raccourcir l’homme lui-même. Cela sous-entend qu’il est un déshonneur pour le parent non-nommé, ou qu’il n’a pas été reconnu par un de ses parents.

— Chez les miens, c’est un signe d’affection. Et les Romni ne s’attachent pas aux biens de leurs défunts.

— Je ne savais pas que tu étais romni.

— Moi non plus. Mais c’est le cas.

Vandien remplit leurs deux verres.

— Nous n’en voyons pas souvent, de ce côté des montagnes, raconta-t-il en souriant d’un air songeur. Ce sont des gens qui aiment la vie, d’après ce que j’ai entendu dire.

— C’est bien ce que nous sommes.

Vandien la regarda fixement.

— Tes cheveux sont plus longs que je ne le pensais, quand ils sont détachés comme cela.

Il les caressa doucement avec le dos de la main. Ki sentit l’odeur douce de fougère de sa peau. Elle sourit.